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Alioune Sall /Afrique: «l’émergence n’est ni un plan, ni un produit»
17 mai 2015   -   Par Kouamivi Sossou

Alioune Sall est un des grands noms de la prospective en Afrique. En Afrique du Sud, où il est le directeur exécutif de l’Institut des futurs africains, un think tank panafricain qu’il a fondé en 2003 à Pretoria, ce docteur en sociologie de 64 ans appuie en tant qu’expert les programmes de prospective lancés sur le continent, de la Zambie au Togo. Son principal ouvrage, «Africa 2025: What Possible Futures for Sub-Saharan Africa?», (Unisa Press, Pretoria, 2003), préfacé par Thabo Mbeki, successeur de Nelson Mandela à la présidence de l’Afrique du Sud.

Pourquoi avoir quitté le PNUD, le programme des Nations unies pour le développement, pour lancer un think tank à Pretoria ?
Après avoir dirigé de 1997 à 2003 à Abidjan un projet régional du PNUD d’appui aux pays souhaitant se lancer dans la prospective, cofinancé par la Banque mondiale et la Banque africaine de développement, la BAD, qui étaient censées être partenaires, j’ai pensé qu’il serait utile de pérenniser la démarche hors des institutions… Je cherchais à ne pas être victime des effets de mode en cours dans les agences de développement. Je sentais venir d’autres « flavor of the day » [« goûts du jour », ndlr]. Il me semblait aussi que l’Afrique devait avoir une capacité d’anticipation et de prospective qui lui soit propre. Avec le PNUD, sans lui ou contre lui si nécessaire.

Pourquoi « contre le PNUD si nécessaire » ?
Le think tank s’est construit sur les actifs intellectuels du projet régional du PNUD, au départ très axé sur l’économie. En créant l’Institut des futurs africains, j’ai voulu explorer des champs plus larges, aussi bien dans la culture que dans l’environnement, la technologie, la politique et les aspects sociaux. L’objectif est de tenter de comprendre les dynamiques de transformation à l’œuvre, en repérant les invariants, les facteurs de changement, les acteurs, leurs stratégies et les incertitudes qui y sont liées. Ensuite, on construit des scénarii pour identifier les « familles » d’avenir possibles.

Combien d’employés avez-vous à Pretoria ?
Sept permanents, mais notre institut se trouve au cœur d’un réseau panafricain de plus de 2000 experts qui se préoccupent d’économie, de démographie, de sociologie, de politique, de géographie et de statistique. Nous formons des cadres dans tous les pays où nous intervenons. L’Institut sert de support à ce réseau et fonctionne comme un secrétariat sans bureaucratie pérenne. Les cadres que nous formons ne sont pas seulement gouvernementaux. Ils appartiennent aussi à la société civile et au secteur privé. Car la nation, c’est plus que le gouvernement !

Que peut-on attendre de la prospective ?
La démarche entraîne un débat d’où peut naître un appétit pour le futur et la volonté de sortir de la dictature de l’urgence qui a longtemps servi de planification au développement. Quel est notre projet ? Nous agissons tous en fonction de projets ou de représentations de l’avenir, qui sont rarement formulés de façon explicite et mis sur la table pour faire débat. Notre objectif, au final, est de participer à la démocratisation des sociétés africaines, en proposant des lectures du présent et des dynamiques par lesquelles nous en sommes arrivés là. Nous allons au-delà de la photographie, de l’instantané que produisent les rapports annuels de nombreuses institutions, pour comprendre le mouvement de fond qui produit les vagues, derrière l’écume des flots. La prospective, c’est se demander ce qui change et ce qui va changer, en pointant les acteurs possibles du changement. Et surtout, en espérant qu’il en sortira quelque chose !

Quels scenarii avez-vous élaboré et qui se sont par la suite confirmés ? Aviez-vous vu venir la crise au Mali, par exemple ?
Nous avions vu venir le coup d’Etat de 1999 en Côte d’Ivoire, quatre ans avant qu’il ne se produise, dans un scénario pessimiste intitulé Le suicide du scorpion. Les autorités de l’époque avaient pris notre scénario le plus optimiste pour en faire leur programme, sans prendre en compte nos hypothèses plus sombres, qui se sont réalisées. En Guinée-Bissau, nous avions aussi vu venir le putsch, dans un scénario pessimiste intitulé Il n’y a pas de solution. Au Mali, la crise de l’Etat et l’incapacité de l’Etat à créer une Nation était déjà évidente dès les années 2 000. Des scenarii élaborés dès la fin des années 1990 dans le cadre de « Mali 2025 » avaient vu la possible propagation d’une idéologie séparatiste, qui irait jusqu’à voir le nord du pays prendre ses distances – voire son indépendance.

Vos conclusions ont-elles eu un effet quelconque ?
Les signes avant-coureurs de crises n’ont pas été suffisamment pris en compte. Dans ces trois exemples, si l’on avait fait un usage plus intelligent de la prospective, on aurait vu que les conditions menant aux scenarii possibles étaient déjà réunies, pour se donner les moyens de les écarter ou de les surmonter. En Côte d’Ivoire, nous avions montré dans notre pire scénario qu’une crise interne de gouvernance susceptible de se produire lors d’un choc externe de baisse des cours du café et du cacao pouvait avoir de graves conséquences. C’est ce qui s’est produit, et les responsables ivoiriens n’avaient pas les leviers de décision sur les cours des matières premières, mais ils les avaient en matière de gouvernance. Dans le cas du Mali comme de la Côte d’Ivoire, les deux variables importantes portaient sur le projet de construction d’une nation et d’un Etat. Dans les deux cas, les échecs étaient flagrants. Les Etats postcoloniaux n’ont jamais su gérer une nation. Héritiers d’une tradition jacobine française, ils ne savent ni gérer la diversité ni quelle place accorder à des acteurs non étatiques.

Que pensez-vous des plans « d’émergence » qui fleurissent un peu partout, alors que les infrastructures de base ne sont pas toujours existantes ?
Les plans d’émergence sont élaborés par des leaders qui sont en fait des dealers. Ils vendent des projets ! L’émergence n’est ni un plan, ni un produit que l’on va vendre pour trouver des financements, mais un processus de transformation de l’économie, de la société et de la culture. On ne peut pas assigner à l’émergence un horizon temporel précis. Nulle part les choses ne se sont déroulées ainsi.

Quid de l’agenda « Afrique 2063 », élaboré en 2013 par l’Union africaine ?
Je suis assez réservé sur cet agenda. A mon sens, il est timoré dans la mesure où il propose un scénario normatif sans avoir assez exploré les autres alternatives. Il repose sur une hypothèse des plus contestables, qui relève d’une forme de paresse, voire de couardise intellectuelle. Il part en effet du principe que la globalisation est bénéfique à l’Afrique et que l’avenir n’est garanti que si l’Afrique s’insère plus dans l’économie mondiale. Or, rien ne nous garantit que la globalisation dure cinquante ans encore, sous une seule forme qui serait tirée par la finance et la technologie. D’autres formes de globalisation sont négociées aujourd’hui, entraînées par les peuples et des projets de société.

Quels sont les modèles de développement à suivre en Afrique ? L’île Maurice, le Rwanda, le Botswana ?
Je suis toujours réticent à citer des pays comme modèles. Chaque expérience n’est qu’une tentative et ne se présente pas comme un modèle à suivre, pas plus en Afrique qu’ailleurs dans le monde. Que vaut l’exemplarité d’un pays qui passe pour un modèle, où le même parti est au pouvoir depuis 50 ans, où il n’y a pas eu d’alternance démocratique et où un fils d’un chef est président, après avoir été général et chef de son parti ?

Propos recueillis par Sabine Cessou.

Source: rfi.fr

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